La joie et la sérénité
régnaient dans la modeste, mais pimpante demeure de
Hans Sepel, le sabotier d'un village proche de Ribeauvillé.
Nichée au fond de la vallée où une
brume bleutée et floconneuse se désagrégeait lentement,
la maison apparaissait dans toute sa grâce rustique,
enjolivée par ses pignons aigus et des boiseries sculptées,
çà et là dissimulées par la vigne vierge et le lierre
accrochés en rideaux plats.

Au bout du jardin, deux enfants devisaient
sagement sous le frêle ombrage d'un aubépinier dont
les branches fleuries effleuraient un pittoresque puits
à balancier.
C'étaient le jeune Joseph Sepel et
sa soeur Anna ; neveu et nièce du sabotier Hans. Arrivés
de Paris, où le père dirigeait une petite librairie,
ils venaient pour la première fois passer leurs vacances
en Alsace.
Aussi, grande fut leur satisfaction
lorsqu'ils virent leur oncle atteler la voiture pour
les emmener faire une lente promenade à travers la campagne
verdoyante.
Lorsque, dans l'été 1673, Louis XIV,
en compagnie de Mlle de Montpensier, pénétra dans cette
Alsace jusqu'alors inconnue de lui et qu'il aperçut
la dentelle violacée de ses vallons, ses plaines ensoleillées
et plantureuses, au comble de l'enthousiasme, le roi,
s'écria :
- Mais... c'est le verger de la France
!
La carriole du sabotier roulait agréablement
dans maints chemins délicieusement bordés de haies clairsemées
de mûres sauvages et de chèvrefeuille, et l'ébahissement
des deux enfants ne cédait en rien à celui que manifesta
jadis le grand monarque.
Chemin faisant, Anna et son frère
Joseph s'émerveillaient de tout ce qu'ils voyaient et
leur joie un peu ahurie remplissait d'aise le brave
oncle Hans.
Ils n'avaient jamais vu de cigognes.
Aussi, les premières qu'ils aperçurent les étonnèrent
beaucoup et l'oncle Hans ne put faire autrement que
de répondre aux multiples questions que lui posaient
avidement ses neveux.
- Voyez-vous, mes enfants, de tous
temps les animaux ont servi d'emblème, tant aux nobles
seigneurs du moyen âge qu'aux peuples fiers d'avoir
sur leurs étendards ou armoiries une figure symbolique
qui représentât l'état d'esprit de leur pays.
Il y a le coq gaulois, symbole de
la vigilance ; le lion britannique et flamand, symbole
de la force ; l'aigle germanique, russe et polonais,
symbole du génie ; et il y a enfin la douce cigogne
alsacienne, symbole de l'amour maternel et de la piété
filiale. Sa longue et gracieuse silhouette est aussi
familière et inséparable de l'Alsace que le large ruban
noué qui caractérise la curieuse coiffe des Alsaciennes.
Depuis les temps les plus reculés
on voua un culte à la cigogne. Dans l'antique Egypte,
la cigogne était sacrée et quiconque l'attaquait était
puni de mort. En Grèce, jadis, on appela « loi cigogne
» l'édit qui obligeait les enfants à nourrir leurs vieux
parents dans la détresse. Aujourd'hui, en Orient et
en Alsace, ce respect et cette vénération traditionnels
survivent encore.
Le mystère qui entoure la cigogne
a déjà été évoqué en l'an 49 de notre ère par Pline
l'ancien, un savant naturaliste romain, lequel écrivit
: « De quel lieu viennent les cigognes, en quel lieu
se retirent-elles ? Ceci est un problème. Nul doute
qu'elles viennent de lointains pays chauds, de même
que les grues. Celles-ci voyagent l'été ; la cigogne
l'hiver. Avant de partir, elles se réunissent dans un
lieu caché et déterminé. Elles s'éloignent toutes à
la fois ; jamais personne ne les a vues partir quoique,
partout, elles annoncent leur départ d'une manière sensible.
Nous apercevons bien qu'elles sont venues, mais, jamais
nous ne les voyons arriver. Le départ et l'arrivée ont
toujours lieu la nuit ».
Mais, aujourd'hui, nous savons d'où
viennent les cigognes : c'est d'Egypte, d'Arabie et
d'Afrique du Sud. Messagère du printemps - comme les
hirondelles -, les cigognes arrivent dès les premiers
beaux jours à la grande satisfaction de tous.
On trouve aussi des cigognes en Hollande,
en Allemagne et en Pologne. Mais il est incontestable
que la vallée du Rhin semble les attirer particulièrement.
En fait, c'est en Alsace que les
cigognes s'installent au mieux. Elles bâtissent leurs
vastes nids de branchage et de paille sur les hautes
et larges cheminées où, presque toujours une plate-forme
est aménagée pour les abriter de la fumée.
Pendant la couvée (qui dure un mois),
la maman cigogne est nourrie par le mâle, et tous deux
ont pour leurs petits cigogneaux la sollicitude et le
dévouement le plus affectueux.
L'aspect et les moeurs paisibles
et particulières de la cigogne ont souvent frappé l'imagination
des hommes fervents de légendes.
La cigogne fut représentée sur les
médailles au temps de l'empereur Adrien ainsi que sur
maints blasons hollandais et germaniques à l'époque
féodale.
- Dis-moi, oncle Hans, est-ce utile
une cigogne ?
- Mais je pense bien, ma petite Anna
; tiens, écoute : Il est à remarquer la reconnaissance
prodiguée par les paysans à ce charmant oiseau migrateur
qui est haut sur pattes et a de grandes ailes blanches.
En effet, la cigogne est très utile car elle détruit
mulots, reptiles et autres bêtes nuisibles. Et les petits
Alsaciens regardent souvent d'un oeil amusé les cigognes
suivre le sillon de la charrue pour y picorer les insectes
malfaisants.
- Oncle Hans, y a-l-il des gens assez
cruels pour tuer les cigognes et les manger ? dit la
douce petite Anna.
Le brave père Hans sourit, caressa
affectueusement la belle et blonde tête de l'enfant
et répondit :
- Non, petite, rassure toi ; la chair
de l'oiseau est détestable. C'est sans doute une des
bonnes raisons de l'immunité qui protège nos cigognes.
Muet, mais admiratif, le jeune Joseph
écoutait le récit de son oncle avec une visible joie.
Mais, continua Hans, la cigogne a d'autre vertus. Des
légendes racontent que la cigogne est avant tout un
porte-bonheur.
Ainsi, tenez : en 1475, je crois,
dans un livre imprimé à Bruges on lisait : « Quand une
cigogne fait son nid dans une cheminée, c'est signe
que le seigneur de l'hôtel sera riche, vivra longtemps
et que sa maison sera protégée de la foudre du ciel.»
Ce miracle s'est réalisé si souvent,
qu'encore de nos jours il n'est pas un bon alsacien
qui ne soit désireux de voir sa maison abriter un nid
de cigognes. Des coutumes charmantes entourent nos cigognes
porte-bonheur. Par exemple, lorsqu'une jeune fille voit
une cigogne à terre faire quelques pas à sa rencontre,
c'est, dit-on, signe de mariage dans l'année.
- C'est tout, demande curieusement
Anna ?
- Certes non, dit l'oncle Hans, avec
un bon sourire.
Tout d'abord, la cigogne joue un
grand rôle dans la naissance des petits enfants alsaciens.
Une très vieille légende féodale
du Bas-Rhin raconte que les cigognes incarnaient la
survivance des trépassés et avaient la mission d'aller
quérir au fonds du puits l'âme destinée au bébé qui
devait venir sur terre.
Évasif, l'oncle Hans ne donna
point les détails que demandèrent ses neveux et, avec
son affabilité coutumière, reprit sa narration :
- De nos jours, cette question est
plus simple. C'est la cigogne qui amène le bébé bien
chaudement abrité sous une aile, le prend délicatement
dans son grand bec fin et rosé, entre par la fenêtre
et le dépose doucement dans un berceau tout blanc...
à la grande joie des parents !
Par ses exploits, la cigogne est
popularisée par l'image et est représentée à toutes
les fêtes régionales où l'on échange des cadeaux d'amitié.
- Hélas ! mes enfants, dit encore
Hans avec un peu de mélancolie, le nombre des cigognes
diminue. Autrefois, les colporteur qui allaient de Mulhouse
à Colmar ou Strasbourg pouvaient voir des joyeuses bandes
de cigognes dans les prairies marécageuses qui bordent
la Thur et la Lauch.
La cause de cette lente disparition
peut être attribuée aux différents travaux qui ont amené
l'assèchement des prairies marécageuses où les nobles
échassiers que sont les cigognes trouvent leur nourriture.
Dieu fasse que les cigognes ne disparaissent
pas et que les jeunes enfants continuent de les apercevoir
et d'entonner le vieux refrain populaire, soit en français,
soit en dialecte alsacien :
Storch,
storch, langi bein
Trag ni uf en
sessel heim.
Wohin, wohin ?
lns liewe Elsass
nîne. |
Cigogne,
cigogne, longues pattes
Porte-moi à la maison comme sur un fauteuil.
Ou donc ? où
donc ?
Dans la chère
Alsace. |
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